A son réveil, Charlotte se retrouve dans un grenier inconnu au mobilier minimaliste. Deux tabatières dans le toit, une trappe close sur le plancher et une porte béante dans le mur (sans doute un ancien accès pour empiler la paille et le foin).
Par qui, pourquoi et comment est-elle arrivée là, nul ne le sait, ni ses proches qui la recherchent, ni elle-même, ni même vous, lecteurs !
Cinq journées d'angoisse et de (presque) solitude qu'elle vous fait vivre mot à mot, d'espoir en désillusion, de déboires en révoltes, d'imagination en réalité.
Un huit-clos hallucinant.
... et encore ! Ce n'est que la première saison.

samedi 9 juin 2012

VENDREDI 9 JUILLET (épisode 7 + 8)


Charlotte émerge en trombe et se redresse, aux aguets. C’est encore et toujours la nuit noire, avec à présent un croissant de lune qui transperce la vitre sale du vasistas de droite. Une litanie nasillarde en provenance de l’armoire l’a réveillée et lui donne la chair de poule. D’un bond, elle est devant le miroir mais le son lancinant vient d’ailleurs, de sous ses pieds apparemment. 
Est-ce encore une divagation ? Charlotte s’étend comme une flaque sur le sol, colle une oreille sur le plancher et écoute attentivement la rengaine dont elle ne parvient pas à saisir les propos. Le plancher est rêche contre sa peau nue, mais elle commence à s’y faire, à cet état de ver de terre !
Un fait semble sûr : ce n’est pas la voix de Cindy et il est plus raisonnable de penser qu’il s’agit de l’autre blondinette, la zozotte qui glousse en s’ébattant comme une oie blanche. N’est-ce pas également cette espèce de lardon qui l’a obligée à regagner sa geôle ?
Elle ressemble en de nombreux points à Cindy, voilà tout !

« Qui sait si On ne l’a pas dressée pour te surveiller ? » suppose la pire de ses deux petites voix. Charlotte jette un regard noir dans le vide. Ouais, mais à l’entendre psalmodier de la sorte, le tendron ne semble guère ravi de son rôle !
N’empêche que cette suggestion la déstabilise. A vrai dire, dans l’assommoir que lui est devenue la vinasse, Charlotte n’arrive plus à rassembler ses idées. Aucun argument ne la ferait pencher dans un sens plutôt qu’un autre.
Les lamentations de sa voisine de captivité lui montent à la tête. Elle en oublie ses propres douleurs, se replie à même le sol, paumes plaquées sur les deux oreilles. Sa position fœtale l’apaise, son cerveau s’éloigne dans le passé. « On te trouvera, je te jure ! », tente de la rassurer sa sœur. Mais Charlotte se doute que de telles promesses ne sont que du vent.

Le jour commence doucement à poindre. En bas, le petit monstre s’est calmé tandis que Charlotte s’assoupit sur le sol. Quelques minutes comme autant de siècles plus tard, le monologue reprend de plus belle. Elle en a marre de l’entendre, d’autant plus que les cris semblent se rapprocher de seconde en seconde.
De fait, le monstre se trouve à moins d’un mètre d’elle, disloqué à quatre pattes sur le plancher. Le voilà qui se balance comme une mygale. Dans l’aube, Charlotte n’en voit qu’une vague silhouette, en gros plan de laquelle elle distingue un visage au teint maladif mais dont l’écarlate des lèvres tranche violemment avec l’ovale couleur chair.
Sur le coup, sa jambe se détend en direction de l’animal, sans toutefois l’atteindre. D’un bond, elle en oublie son état et voici Charlotte sur pied de guerre. La fille ne se déplace que d’une main ou deux, en dodelinant de la tête, signe que l’araignée va vous sauter dessus, dit-on. C’est en  pareils moments que la nudité déforce. Charlotte ne se sent guère crédible au naturel, blessée, la chair à vif, sans arme et sans défense extérieure.

Comment savoir qui observe quoi, en définitive ?
Toutes deux ont à peu près le même âge, mais l’autre, moralement et physiquement, semble en avoir déjà vécu le double. « Non, moi, c’est Olivia... », grince-t-elle en réponse à une question pas encore posée. Elle poursuit en appuyant ses dires d’un air théâtral : «  Aidez-moi, je vous prie !... Je veux partir d’ici... ». 
Pas forcément rassurée par l’apparente fragilité de l’apparition, « Moi, c’est Charlotte !», bredouille cette dernière. Puis, gardant d’instinct ses distances, elle a néanmoins osé rajouter : « … ça fait longtemps que tu es ici ? ».
Olivia martèle le plancher d’un poing rageur, comme si Charlotte avait prononcé quelque insanité. Puis, comme dans une mise en scène outrancière, jette sur un public absent son regard incendiaire, avant de retrousser les lèvres. « … Tu t’appelles Charlotte... je ne le sais que trop... non mais ! es-tu idiote ?... fais-tu ton numéro ? », glousse-t-elle d’une voix de fausset.

Charlotte s’est retranchée du l’autre côté du lit, sur la défensive. Cette fille est folle !, constate-t-elle, morte de trouille, On a rendu cette fille complètement dingue...
D’ailleurs, Olivia vient encore de changer d’attitude. Elle s’est assise en tailleur et, sans se préoccuper du regard interloqué de Charlotte, appuie le coude sur un genou et le menton dans une main.
« D’où sort cette farfadette ? Et, d’abord, qui est-elle ? », se torture Charlotte, fin prête à se débattre au cas où cette dingue montre quelque velléité à l’agresser,« … et pourquoi… ? » mais elle n’a pas le temps d’achever sa réflexion que la gamine l’interpelle en tirant la corolle du tissu rouge sur ses gambettes : « « Vous aussi vous vivez... ici dans cette maison ?... Je me le disais bien… Pourquoi pas me le dire ?... On ne m’informe pas ... ». Suit un blanc dans son monologue comme si les mots lui manquuaient, puis, cette fois sur un ton de confidence : « C’est à cause de ça... que je ne reste pas…  ici, vous comprenez ?... Toi, oui, tu aimerais... rester dans cette maison... ne jamais la quitter ? ».

Le jour vient d’envahir le grenier. Charlotte la voit de plus en plus distinctement et son horrible maigreur lui fait présumer pis que pendre de ce que cette folle a pu subir ces derniers jours, ces dernières semaines, ou - qui sait ? - ces derniers mois.
A vrai dire, une jeune fille complètement dingue est le comble de ce que Charlotte aurait pu imaginer tout au long de ses derniers jours. « Mes derniers jours ! », répète-t-elle d’un air lugubre. Comme compagne de captivité, il n’y a décidément pas mieux pour lui remonter le moral, d’autant plus que la voilà à présent en train de ramper avec une grimace féline qui ne présage rien de bon. Charlotte ne sait comment la désamorcer et, d’instinct, tente de la snober en lui jetant un regard dédaigneux.
Mais Olivia se met soudain debout d’une simple pirouette. Quelques centimètres les séparent à peine. « Pauvre petite Charlotte ! », se moque la blondinette. Son haleine est désagréable, ses cheveux électriques et son regard assassin. Dressée ainsi sur la pointe des pieds, elle n’est pas si petite, en définitive. Horrifiée, Charlotte est tétanisée ; se défendrait-elle seulement si l’autre l’agressait ?


Ce ne sera heureusement pas le cas. Olivia vient de se détacher d’elle, la mine détendue, et tournoie dans l’espace comme un derviche en faisant virevolter en exprès les godets rouges de sa robe. 
« Tu aimes donc ma robe ? ... », serine-t-elle  plus qu’elle ne chantonne, comme si elle lisait dans les pensées, et, sans se départir de cette sacrée manie de passer du vous au tu et inversement, « Elle est beaucoup plus belle... que ce que vous portiez ! ». De toute façon, son tutoiement n’indique nullement un signe d’amitié. Ainsi, quand elle ajoute : « Je vais te la donner… » avec un signe de tête qui semble en appeler à un accord, il n’y a que mépris dans son regard et la moue qui glisse sur ses lèvres n’exprime que le dégoût.

Hop ! La robe a sauté par-dessus sa tête. Le corps de la jeune fille est d’une vulnérabilité encore plus sordide quand il est nu. Elle n’a pas un gramme sur les hanches et, sous ses seins minuscules de rat d’opéra, les côtes sont saillantes. Seul signe de féminité, il y a la toison sombre de son pubis qui contraste étrangement avec la blondeur fadasse de ses cheveux. Quel pervers pourrait-il bien désirer cet insecte, complètement piqué qui plus est ? 
La garçonnette vient d’entamer à mi-voix une rengaine moqueuse : « Pauvre petite Charlotte... Elle n’a plus de culotte... Où sont sa chemisette... sa jupe et ses chaussettes ? ». Cette fois, les damnés alexandrins ont des rimes aux pieds, « … et même aux mains ! », lui chuchote Cindy, railleuse. Charlotte la chasse du bout de la main tandis que le farfadet achève sa ritournelle.

« Elle est sale de mon corps...  je m’en vais la laver... Je reviens tout de suite… Attendez là, j’arrive », marmonne encore Olivia en désignant sa robe, d’une voix affairée et avec toujours autant d’incohérence dans le discours. Charlotte la voit prendre à petits pas hésitants la direction de la porte béant sur le vide. Au dernier moment, elle s’élance vers elle et la rattrape de justesse. « C’est par là, Olivia ! », dit-elle en lui montrant la trappe. « Je sais, Mademoiselle... Qu’est-ce que vous croyez ?», cingle la jeune fille d’un air vexé et, d’un geste magistral, soulève le battant de la trappe, la repousse contre le mur. Là, elle semble se raviser pour virer en valsant vers la table. Sur le plateau vide, elle rassemble en hâte vaisselle sale et cruche à vin, jette la robe par-dessus et aborde les premières marches sans lui adresser un seul regard.
Les yeux écarquillés, Charlotte se perd en conjectures.
On a fait exprès de lui fourrer cette Olivia entre les pattes à seule fin sans doute de la déstabiliser complètement. Bien joué, en conclut-elle, si l’objectif de leur ravisseur est de la rendre, elle aussi, folle à petit feu, Charlotte doit bien admettre que les flammes ont déjà pris une fameuse hauteur.

A présent, alors que le soleil arrive au zénith, Charlotte médite, une fois de plus. Elle est accroupie à une distance respectable du bord, un oeil évasif vaguant par l’ouverture de la porte. 
L’énigme de cette prison parait insoluble. Que lui a apprit Olivia qu’elle ne savait déjà ? Se retrouvera-t-elle sous peu dans le même état qu’elle ? Quel plan d’évasion pourrait-elle bien échafauder ?
Elle doit bien reconnaitre qu’elle ne trouve rien, ni plan, ni explication. De plus, On a oublié de lui apporter un petit déjeuner. Si le jeûne est sensé aiguiser la réflexion, pas la sienne, assurément.

Seul fait remarquable pour le moment, c’est que, à force de le côtoyer, elle s’habitue peu à peu au vide. Elle a presque envie d’y tremper les mollets en laissant pendouiller ses jambes à l’extérieur. L’église dans le lointain semble toujours être au milieu du village et le bois d’épicéas n’a de toute évidence pas encore été ratiboisé. Les vallons vallonnent, les nuages nuagent, la canicule est caniculaire et Charlotte est en suspens.
Bref, rien de transcendant ne s’annonce à l’horizon.

Pourtant si ! A une cinquantaine de mètres, ne vient-elle pas de  repérer un chemin de terre où se baladent des cyclistes, deux adultes et leurs enfants, tous quatre le dos raide et pédalant à une même allure bonhomme ? Charlotte croit enfin en son salut. Elle n’a plus d’autre raison que gesticuler et mouliner des bras à quoi mieux mieux, tout en s’époumonant du plus fort qu’elle le peut. Les dix mètres de haut sous ses pieds ne la préoccupent même plus, c’est dire !

Elle a tout de même réussi à attirer leur attention. Les quatre arrêtent leurs montures et, la main par-dessus les yeux en guise de visière, scrutent dans sa direction. Les enfants commencent à lui faire de grands signes des mains. Les adultes, eux, y mettent plus de réticence ; évidemment, dans sa nudité, elle ressemble davantage à une tarée qui s’exhibe qu’à une gentille jeune fille victime d’un enlèvement.
Néanmoins, ils condescendent à la saluer (« Par pitié, j’en suis sûre… », en conclura Charlotte) mais, de toute évidence, ils ne comprennent rien de ce qu’elle peut leur hurler. Quoi de plus normal si cette crétine d’Olivia leur a déjà fait le coup !
D’ici peu, ils remonteront sur leurs satanées bécanes comme si de rien n’était.

Charlotte a le pressentiment de n’avoir aucune alternative à sa pénible condition. Elle aurait peut-être dû se jeter dans le vide tant qu’elle était encore sûre de capter leur intérêt. Que risquerait-elle, en définitive, sinon une jambe cassée, peut-être les deux ? Elle accepterait même d’y laisser un bras ou deux en sus, pour éveiller leur compassion.
Le vide devant elle semble l’aspirer. Peut-être les entendra-t-elle hurler d’effroi pendant sa chute mais cela sera une preuve pour le moins qu’ils ne la laisseront pas tomber.

Ils vont disparaître à larges coups de pédales. Elle doit réagir au quart de tour et déjà fermer les yeux pour ne pas voir le sol s’approcher d’elle à toute allure. Sous ses paupières closes, elle se projette dans le futur. Raide et peu mobile dans une chaise roulante, elle suce à la paille une nourriture finement moulue. Justine, affairée autour de sa petite personne, ne cesse de lui reprocher son acte inconsidéré. « Non seulement ta vie est gâchée, ma petite, mais aussi la mienne ! », croit-elle l’entendre se lamenter. Cindy, quant à elle, se sentirait obligée de lui rendre visite tous les mardis de quatre à cinq, ou les jeudis, peu importe. Comment supporter que cette nénette, si jolie, si vivante, si entière, lui fasse étalage de ses plaisirs et déconvenues auxquels Charlotte n’aurait désormais plus accès ?

Les voilà qui s’éloignent en effet jusqu'à ne plus être que de petits points pour disparaitre inéluctablement derrière l’horizon.
Assise sur le rebord, ses doigts tâtent la pierre brulante. Du coup, Charlotte bascule hors de son cinéma. Yeux larges ouverts, bouche bée, elle se déporte en arrière pour s’éloigner au plus vite de cet abîme vertigineux.
Prostrée sur le plancher, elle s’effondre en pleurs. Elle voudrait tout oublier, tout, jusqu'à l’existence de cette église dont la cloche ne cesse d’insinuer qu’elle n’a peut-être plus que quelques heures à vivre. Le coup unique a longuement résonné dans sa tête. Il est treize heures, exactement.

La matinée a filé aussi vite que les randonneurs et, pourtant, elle n’a cette fois pas ingurgité la moindre larme de vin. Forcément, on ne l’a pas encore ravitaillée depuis la nuit dernière. Il ne reste plus que la cruche d’eau, mais boire de l’eau tiédie ne l’inspire toujours pas. De plus, pour l’heure, sa vessie congestionnée est à nouveau son problème prioritaire. Se comparer à un animal en cage ne la fait pas rire du tout, au contraire d’une Cindy qui s’esclafferait certainement au vu de son pitoyable statut.

« Bienvenue aux caméras ! », maugrée Charlotte, accroupie, les pieds de part et d’autre de la bassine. Le martèlement sur la tôle du fond la rend songeuse. Une averse orageuse serait certes la bienvenue par cette chaleur exaspérante, pense-t-elle de fil en aiguille, ainsi qu’une douche sous un vasistas grand ouvert la requinquerait sans doute en moins de deux. Cependant, en vidant le bassin par la porte ouverte, un simple coup d’œil vers le ciel la frustre davantage. Aucun nuage prometteur en vue !

… D’autant plus que l’odeur aigrelette de sa sueur commence sérieusement à l’incommoder. De même que celle, plus ferreuse, qui émane maintenant de son bas-ventre, lui fait présumer que, d’un jour à l’autre, elle va être indisposée.
Cela promet certes des moments pathétiques. Elle sait qu’elle détestera se coucher sur un matelas plus souillé qu’auparavant et qu’elle supportera moins encore que les coulées de sang entre ses cuisses deviennent autant de marques sèches, indélébiles, autant de stigmates en puissance, cogite-t-elle en reluquant la cruche d’eau qui semble la narguer. Etablir un lien avec la cuvette nécessite à peine un brin d’imagination.

Charlotte pose la bassine sur le sol, à distance respectable du lit. Debout, pieds dans le bassin, elle se verse lentement l’eau sur la crâne. Le liquide coule tout au long d’elle comme une bénédiction. De fait, elle n’avait jamais songé que le manque d’eau pût être aussi fort !
Récupérer l’eau ne demande alors que de le transvaser dans la cruche, et ainsi de suite. Charlotte exulte, voilà qu’elle a presque inventé le mouvement perpétuel !
Cindy intervient au meilleur de son bonheur du moment : « Perpétuel, perpétuer, perpétuité, c’est en effet ton triste destin, ma Lolotte ! », grince-t-elle comme une porte de cachot, qui se referme à temps pour éviter une giclée d’eau en plein visage.

N’empêche que, malgré l’inévitable déperdition sur le plancher, Charlotte a quand même pu répéter l’opération une petite dizaine de fois. Elle en a d’ailleurs profité pour se laver le genou et le coude abîmés qui, tout comme son bras ankylosé, lui font moins mal que ce matin, à force de les remuer, sans doute.  
Au second coup de quatorze heures, elle termine ses ablutions. D’un air ravi, elle contemple autour d’elle le sol détrempé. Tout aura le temps de se volatiliser avant la prochaine fois, pour autant qu’il y en ait une.
La cuvette semble un peu plus propre et Charlotte se sent fraîche et tonifiée, en dépit de l’absence de savon. Pour peu qu’on lui fournisse chaque jour deux litres d’eau, (ce qui ne paraît pas encore être le cas ce vendredi !), Charlotte est très fière de son stratagème. « Tu n’espères tout de même pas le faire breveter ? », réattaque Cindy, tandis que les gouttes s’évaporent de sa peau et que ses cheveux mouillés lui procurent une sensation d’infinie fraîcheur.

Enfiler à présent des vêtements susciterait en elle une totale plénitude. Siffler un double-whisky dans un fauteuil lui provoquerait la plus totale des béatitudes.
Il ne resterait plus qu’à attendre le repas et ses cerbères magiques, un flacon pour le spirituel, un autre pour le physique.

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Dans son sarcophage de fortune, le squelette n’a pas bougé d’un pouce, évidemment. De qui sont ces ossements, le sait-On seulement ? De quelqu’un voué à l’éternité, assurément.

Le corps est articulé comme une marionnette. Pour le ranger, on l’a replié en chien de fusil et, ainsi, on dirait qu’il roupille, quoique les orbites et l’abominable rictus semblent en alerte. Charlotte l’ausculte pensivement, du crâne aux phalanges de l’hallux. Oserait-elle le toucher pour récupérer ses vêtements ? Maudite soit sa couardise !, se dit-elle, et elle avance une main tremblante vers le tas d’os mais elle sait pertinemment qu’elle n’ira pas plus loin. De rage, elle lui crache une insulte en plein visage, tout au moins ce qu’il en reste, et lui claque le couvercle du coffre sur le nez, façon de parler, bien entendu.

Comme un fauve captif, Charlotte tourne en rond dans sa cage.
Le seul panorama qui lui soit donné en distraction semble bien trop immuable pour être vrai. C’est à croire qu’On lui a tapissé un paysage en trompe l’œil sur la porte. Toujours pas un seul nuage pour l’animer, ni le moindre souffle de vent pour secouer les arbres figés. Quant au village, à part le carillon qu’elle entend comme une pendule invisible, il est de moins en moins probable qu’il soit habité. Excepté le paysan sur son tracteur et son imbécile de gamin ou la famille de touristes en vadrouille, elle n’a vu âme qui vive depuis son arrivée. A seule fin de la leurrer, tout ça n’est peut-être qu’un décor en carton pâte pour lequel sont engagés des figurants occasionnels. Olivia en serait-elle, elle aussi ? En quel cas, ce serait une sacrément bonne actrice !
Tout ça n’a aucun sens ! Pourquoi s’ingénierait-on à faire un tel cinéma pour sa seule petite personne ?

La clé est ailleurs, tout simplement parce que Charlotte ne se pose pas les bonnes questions, à savoir : un, pourquoi l’a-t-on enlevée, elle précisément ? ; deux, quel est le problème d’Olivia ? ; trois, quelle relation entretient celle-ci avec leur ravisseur ? ; quatre, qu’attend-t-on spécifiquement de Charlotte ? ; cinq, quelle est la réelle utilité des caméras ? et, subsidiairement, quelle sera la condition pour retrouver un jour la liberté ?
D’autres interrogations seraient tout aussi pertinentes. Comment a-t-elle pu être enlevée à domicile ? Etait-elle ressortie de chez elle cet après-midi là ? Son état éthylique peut-il expliquer le trou noir qui engloutit tous ses souvenirs du moment ? Comment se fait-il aussi qu’elle n’ait ni vu ni entendu la petite folle dès les premiers jours ?  

Echafauder mille scénarios ne sert qu’à lui occuper l’esprit mais ne lui procure rien qui soit vraisemblable ou satisfaisant. Elle a même dérivé vers des synopsis totalement absurdes, du genre rêve éveillé ou dimensions parallèles, voire fantastique, comme laboratoire de psychologie expérimentale, ce qui expliquerait entre autre la nécessité d’un réseau de caméras.
C’est totalement dingue, n’est-ce pas ? dit-elle à son propre reflet. Dans le miroir, Cindy ne la loupe pas, bien sûr. « C’est ton kharma, ma Lolotte ! », murmure-t-elle avec un sourire carnassier, « Tu te retrouves sans cesse au mauvais endroit et au mauvais moment ! ».    
A la longue, Charlotte s’est accoutumée aux outrages de son amie. Elle a fini par considérer, non sans commisération, que cette pauvre Cindy est rongée par l’angoisse qu’on puisse lui faire de l’ombre.

La colique l’a surprise d’un seul coup sans s’annoncer. Depuis son arrivée, elle a plutôt été constipée, mais là, elle est repliée de douleur. Il s’agit de réfléchir à belle allure pour trancher son dilemme. D’un côté, elle ne tient pas à gâcher sa douche de fortune et, d’un autre, elle ne se sent pas la trempe de descendre les deux volées d’escaliers. M…, halète Charlotte en bien piteux état, si elle ne prend pas une décision sur le champ, il y a fort à parier qu’elle va tout bonnement s’abandonner sur le plancher ! Le besoin la presse, elle n’hésite plus. Fini de gamberger et peu importe ce qui peut lui arriver !
La trappe est restée relevée ; depuis la venue d’Olivia, elle ne prend plus la peine ni de verrouiller ni de refermer quoi que ce soit. Dévaler les marches ne lui a pris que deux ou trois secondes et rien ni personne ne s’est interposé. Elle débouche dans le cagibi providentiel de l’autre fois.
La délivrance lui arrache des larmes et, recroquevillée sur la cuvette, le visage entre ses mains affolées, elle reprend peu à peu contenance. Le papier toilette dégage un délicieux parfum de lavande et le savon au lait de coco dont elle a déchiré l’emballage est une bénédiction. L’évier, lui, n’est pas bien grand mais il lui suffira pour se rafraîchir à volonté. Faire pleuvoir l’eau dans ses paumes pour s’en bassiner le visage, puis, les lèvres en cœur, approcher la bouche du filet pour en boire quelques gorgées, représente pour elle un luxe dont elle n’avait jamais évalué le plaisir. Charlotte renifle à pleines narines la fraîcheur de l’essuie mis à disposition et s’attarde un moment à la fenêtre. Le paysage, à cette faible hauteur, est d’une proportion plus humaine. De l’église, elle n’aperçoit plus que le haut de la tour et le village est caché derrière les arbres.

Par la porte entrebâillée, aucun bruit ne lui parvient. Pas de cabot à portée d’oreille. Pourtant, les caméras ont nécessairement dû enregistrer son départ du grenier. N’y aurait-il donc personne pour surveiller ses moindres faits et gestes ou doit-elle comprendre que l’accès à cette toilette ne lui avait jamais été formellement interdit ?
Cette question lui parait fondamentale car, si cela est vrai, peut-être même pourrait-elle dorénavant aller et venir en toute liberté dans la maison, pour peu évidemment qu’elle ne montre aucune velléité de s’enfuir.

Le clocher sonne ses trois coups lorsqu’elle sort prudemment sa tête échevelée par la porte entrouverte. Elle n’est somme toute qu’une prisonnière, mais il n’y a pas âme qui vive pour le lui rappeler. Elle reste un bon moment sur le palier, hésitante, se demandant si elle ne profiterait pas de cette opportunité pour se risquer à visiter le rez-de-chaussée. A vrai dire, elle n’en a pas le culot et est déjà en train de remonter une volée de marches, quasiment sans s’en rendre compte. Sur le palier, elle ne peut toutefois s’empêcher de coller l’oreille contre la porte qui lui fait face. Il n’y a rien à entendre et, quand elle tourne la clenche, le battant lui résiste : la porte est fermée à clef. Charlotte se penche pour planter un œil dans le trou de la serrure. Malgré son champ de vue réduit, le carrelage bleu qu’elle y distingue lui fait supposer qu’il s’agit d’une salle de bains.
Elle effectue le même manège avec les deux autres portes. Il fait si sombre à l’intérieur qu’elle n’y voit goutte. Elle présume que les tentures aux fenêtres sont fermées pour protéger les chambres de la chaleur.

Revenue bredouille dans son antre, Charlotte se retrouve à méditer, assise en tailleur sur le lit. Jour après jour, elle comprend de moins en moins ce que, en définitive, on veut d’elle. Jusqu’à présent, on s’est apparemment contenté de la filmer (et, encore, comment peut-elle en être sûre ?), de l’effrayer en habillant le squelette de ses propres oripeaux, de lui balancer une demi-cinglée dans les pattes (et peut-être ces deux derniers éléments sont-ils liés !) et, maintenant, de l’embrouiller davantage en lui laissant une marge de manœuvre dont elle ne sait que faire.

Néanmoins, Charlotte est persuadée que les portes au rez-de-chaussée sont closes. Qu’on puisse entrer et sortir de cette maison comme un courant d’air sort de son entendement. De toute évidence, ses ravisseurs sont certes quelque peu dérangés mais pas fou tout de même au point de l’enlever pour la laisser libre de ses mouvements !
Quelle aberration !, maugrée Charlotte entre les dents.
Finalement, si elle n’était pas intimement persuadée qu’Olivia et le sale cabot sont charnels, bien tangibles, tout-à-fait réels, elle en viendrait à mettre en doute de A à Z ses tribulations des derniers jours. « Comment t’expliquer ? » fait-elle par transparence à l’adresse de sa sœur,  « Disons que j’en arrive à me convaincre moi-même que jamais on ne m’a enlevée ni séquestrée ! C’est moi, et moi seule, qui me suis bâti un scénario, pourquoi ? - va-t-en savoir ! –, peut-être est-ce la conséquence d’un moment plus arrosé que d’ordinaire… ».
Justine disparait dans un reflet du miroir, celui-ci lui renvoie une piètre image d’elle-même : les cheveux ne sont plus qu’un paquet de nœuds, les traits de son visage s’étirent, ses épaules sont tombantes, son corps nu s’abandonne.
Mais Charlotte se reprend en main, d’un coup de poing dans le vide … Putain !, si elle était venue volontairement se cloîtrer dans ce grenier pour y rester de son plein gré, elle s’en souviendrait, tout de même !

Pour en avoir le cœur net, il lui suffirait de se rendre au rez-de-chaussée mais ce qui la retient n’est pas tant la crainte de trouver des portes fermées que celle d’en trouver une qui ne le soit pas.

Songeuse et dubitative, elle s’est couchée sur le flanc et se surprend à se ronger les ongles, comme autrefois. L’image d’Olivia ne cesse de l’obnubiler. Comment ne pas y penser ?
Les propos incohérents de la tarée ne permettent même pas de savoir si elle subit un sort semblable au sien ou si elle jouit d’un tout autre statut. Et pourquoi Olivia ne serait-elle pas son unique et véritable ravisseur ?, se dit-elle encore et encore. Mais, dans sa semi-somnolence, elle ne peut s’empêcher d’en sourire car le topo d’une ravisseuse plutôt jeune, frêle et démente ne tient vraiment pas la route !                                                                                                                                                                                     

Avant même de rouvrir les paupières, Charlotte repère une odeur d’ail, une autre de vin. Ils ont profité une fois de plus de son sommeil pour lui apporter de la nourriture. Elle se rappelle avoir mis un certain temps à le trouver et sa sieste n’a finalement pas duré plus d’une heure.
Il est déjà passé six heures du soir. Son menu du jour est copieux. Le plateau déposé sur la table est chargé, d’un côté par un plat rempli d’une belle portion de taboulé colorée de petits dés multicolores où elle repère en vrac tomates, poivrons, carottes, cornichons, accompagnée de deux boulettes de viande froide et grosses comme des balles de tennis, posées sur une coupelle ; de l’autre sont rassemblés deux carafes et trois verres !, s’étonne-t-elle en constatant  que l’autre cruche n’est cette fois pas remplie d’eau. C’est un jus jaunâtre, de citron, ou de pamplemousse.
Ce verre supplémentaire l’interpelle : aurait-elle droit à une visite inopinée ? Son ravisseur voudrait-il montrer patte blanche ? Olivia, certainement ! Qui d’autre ?
  
Sa chaise fait toujours face au panorama en plan fixe. Elle s’y assied dans un soupir. Son coude et son genou lui rappellent que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Quelques goulées de vin et une demi-boulette lui feront un bien fou, si bien que, lorsqu’elle entend le petit monstre chantonner dans l’escalier, elle en est presque ravie et se lève pour l’accueillir. Le petit diable apparait dans l’encadrement de la trappe, d’un bond, se retrouve auprès d’elle. Sans crier gare, Olivia la vampirise d’un baiser humide sur la bouche.
Ses bras lui en tombent mais, par gentillesse, elle ne s’essuiera pas les lèvres du revers de la main. D’autant plus que cette proximité subite lui a procuré un plaisir quasi sensuel. La cause en est sans doute l’extrême solitude dans laquelle On la confine depuis ces derniers jours. La raison en est plus ambigüe, comme si leur sororité carcérale lui en rappelait une autre, brillant pour sa part par son absence.

Olivia vient aussi de lui fourguer la robe rouge entre les mains, comme convenu, sans un mot mais d’un geste appuyé qui ressemble à un ordre muet. L’odeur de savon de lessive est forte et la fraicheur tellement agréable. « Merci ! », bredouille Charlotte par automatisme. Voilà qu’elle se relève pour aller l’enfiler devant le grand miroir. Olivia en profite pour occuper son siège, qu’elle fait pivoter pour la contempler d’un regard… anthropométrique, pourrait-on dire.

Charlotte l’observe d’un oeil torve en enfilant la robe par le bas. Olivia porte aujourd’hui une horrible jupe verdache dont le tissu amidonné a perdu forme et couleur. Un caraco d’un gris douteux flotte sur sa poitrine et les bretelles s’arriment à peine à ses épaules osseuses.  Elle est en socquettes blanches, sans sandales ni souliers.
Olivia grimace un sourire énigmatique. Pieds relevés sur la chaise et genoux postés sous le menton, elle entoure ses cuisses de ses deux bras décharnés. Charlotte ne peut se détacher de sa minuscule culotte couleur chair qui accentue avec indécence le renflement de son sexe.

De retour dans la glace, elle se voit en pied. La robe rouge ne lui va pas aussi bien qu’à Olivia. Elle lui arrive trop haut sur les cuisses et lui gaine bien trop la poitrine. « Un rien t’habille, ma chérie ! », lui rétorquerait pourtant Justine, avec un clin d’œil complice, pour peu qu’elles se voient, évidemment. « … mais – putain ! - cesse de te ronger les ongles ! », rajouterait sa sœur si elle était présente.
N’empêche que Charlotte est satisfaite d’une chose : de ne plus être nue devant les caméras. Elle se détourne du miroir, voilà que le lutin vert de gris leur sert à chacune un verre de vin jusqu’à ras-bord.
A présent, sans l’attendre, celle-ci tient la seconde boulette de viande à bouts de doigts et la mordille avec délicatesse, comme si elle désirait n’en manger que la croûte. A qui donc est destiné le troisième verre ?

Charlotte pose une fesse sur un coin de la table, prudemment à distance de la porte du mur. Elle ne sait par quoi entamer la conversation. « Tu es bien silencieuse ! », essaie-t-elle à tout hasard, consciente d’avoir lâché un vers à six pieds par inadvertance. Olivia ne pipe mot et mâchouille sa croûte avec ostentation avant de reposer le cœur de boulette sur la table avec une grimace de dégoût. D’un geste avide, elle avale son verre de vin comme s’il lui fallait rincer sa bouche d’urgence. Olivia est peu loquace, cet après-midi.
Charlotte est embarrassée par la candeur toute animale du personnage et baisse le menton pour éviter que leurs yeux se croisent par mégarde.  « Ton regard en dit long… Vous n’aimez pas ma blouse ? … Je peux l’enlever, oui ? », conclut hâtivement Olivia en croyant que le regard évasif de Charlotte se porte sur sa poitrine. Elle a déjà défait deux boutons quand Charlotte s’empresse de lui assurer que, bien au contraire, ce « caraco » lui va à merveille. Le quoi ?, semble s’interroger la jeune fille sans attendre de réponse car, de toute évidence, l’intéresse bien plus à présent la coulée de vin qui ruisselle bruyamment de la carafe dans son verre. Elle l’absorbe sur le champ aussi vite que le premier, avec une moue agaçante qui rappelle à Charlotte le genre de défi que lui impose si souvent Cindy.

L’idée qu’On l’aurait kidnappée, dans le seul et unique but d’en faire le joujou favori d’une débile mentale, n’est pas aussi saugrenue que ça, après tout. Comment en avoir le cœur net ? Lui poser la question à brûle-pourpoint ? Toutefois, se dit-elle, à supposer que la gamine y réponde avec franchise, elle n’est pas certaine d’avoir envie d’entendre une explication qui, dans un sens ou dans un autre, ne la satisfera pas vraiment.

Avaler son verre d’un seul trait comme un défi ne lui a pas donné davantage de courage. Qu’est-ce que je suis censée faire ? , pense-t-elle sans parvenir à l’exprimer à haute voix. Olivia est visiblement agacée par la bravade de Charlotte, ou peut-être par son mutisme. Pour la troisième fois, elle a rempli et bu son verre cul sec.
La cruche est presque vide. Cette idiote est en train de lui gratter toute sa provision de ce soir. Pour ne pas être en reste, Charlotte se ressert sur le champ mais l’air désapprobateur et un peu éméché d’Olivia, qui la regarde attentivement porter le vin à la bouche, l’empêche d’en boire la moindre goutte. Que suis-je donc censée faire pour lui plaire ?, se répète-t-elle, impuissante.

Olivia semble décoder son message, comme par télépathie, mais sans doute sait-elle lire sur les lèvres. Un rire moqueur insensé la secoue et voilà qu’elle s’étale sur la chaise, les bras tombants, les cuisses abandonnées. « Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? », bredouille Charlotte, envoûtée par les pétales palpitants du slip.
Cette sale gamine est incapable de communiquer et, à force, cela ne l’étonne plus vraiment. C’est sa propre ambivalence qui lui pose problème. Peut-être est-ce dû à sa fragilité apparente, à une vague ressemblance avec Cindy, ou tout bonnement à ses joues rosies sous l’effet du vin, toujours est-il que Charlotte se sent irrésistiblement attirée par Olivia alors que, parallèlement, leur intimité obligée la dégoûte profondément.
Charlotte s’attend au pire, car Olivia a le regard de plus en plus humide. « Qui est votre amoureuse ? Olivia est curieuse… » bredouille-t-elle seulement, tout en partageant le fond de vin dans les verres avec la méticulosité d’un compte-gouttes.
Parler de soi à la troisième personne est un signe d’ébriété, se commente intérieurement Charlotte, mais elle ne s’est toutefois pas départie de ses maudites phrases à six pieds !

Qui est son amoureux ? est pourtant une bonne question, à laquelle elle aurait d’ailleurs bien peine à répondre. Les gamins de son âge sont minables, leur humour est puéril et leur intelligence à ras du pantalon. Pour les plus jeunes, elle n’est encore qu’une grande sœur et, pour les plus vieux, elle n’est toujours qu’une nana de plus à décapsuler. Finalement, il n’y a que Cindy dans son existence, mais, franchement, ce ne lui est pas à proprement parler une amoureuse.
« Tu disais ? », sursaute-t-elle en se détachant du fil de ses pensées.

Apparemment, Olivia est tout autant dans le brouillard qu’elle. Son regard se perd entre deux solives du toit.  « Claudia me manque beaucoup… », dit-elle d’une voix fluette qui file au dehors par l’un des vasistas comme un appel à l’aide.
De qui parle-t-elle ? « Qui est Claudia, Olivia ? », s’enquiert Charlotte, quoiqu’elle sache qu’Olivia n’a jamais réagi à une question dont la réponse ne peut se résumer par un simple signe de tête.

« Mais dites quelque chose, bon sang ! », s’énerve Charlotte, au bout d’un long moment d’incertitude. Sans s’en rendre compte, elle vient de passer au vouvoiement et cette pâle imitation semble toutefois émouvoir sa vis-à-vis. Cette dernière a légèrement incliné la tête sur le côté, arborant un regard mouillé de lassitude qui déclenche chez Charlotte une irrépressible empathie. Pour peu, elle la prendrait dans ses bras, comme Cindy a coutume de le faire lorsque ses propos ont de toute évidence dépassé les bornes ou été trop blessants. Qui est donc cette Claudia ? Une mère ou une sœur, une copine, une complice ? Est-ce que son ravisseur ne serait qu’une… ravisseuse ?
Qu’est ce que ça change ? Rien, sans doute.
Prise à son petit jeu des sympathies, Charlotte a failli en oublier l’essentiel : qui que l’On soit, On l’a enlevée et séquestrée depuis mardi !

Et si Olivia ne représentait qu’une seconde partie du processus, tandis que Charlotte n’en serait qu’au début de la première ? Sans doute que, à force de tourner en rond dans ce grenier déglingué, on commence par perdre tous ses points de repère pour en finir par délirer, comme Olivia. Son apparente liberté de mouvement ne serait alors que le prix de sa soumission ! Combien de filles ont-elles déjà subi un tel sort ? Combien ont été filmées par les caméras ? Combien… ?
Et, après avoir joué le rôle de garde-chiourme pour les nouvelles arrivantes, existe-t-il un troisième stade à ce fichu processus ?, s’interroge finalement Charlotte avec angoisse, la gorge avinée et sèche. A vrai dire, le cadavre dans le coffre n’est certes pas de bon augure.
Sans arriver à chasser de sa tête cette image terrifiante, Charlotte tente de se rassurer en se persuadant que sous peu elle dénichera fatalement un moyen pour s’évader.

« Venez auprès de moi ! », gémit la  jeune fille en se jetant brusquement sur le matelas. Son caraco ne tient plus en place que par un seul bouton et sa jupe, relevée haut sur ses cuisses maigrichonnes, dévoile  à nouveau généreusement l’intimité de son slip blanc. Charlotte n’est pas dupe mais si, d’aventure, la déglinguée fait montre d’un désir équivoque, elle se sent de force à la remettre vertement à sa place. Car, en vérité, la plus prisonnière de nous-deux, gamberge Charlotte, c’est bel et bien elle !

Pour l’heure, elle laisse à Olivia l’illusion de maîtriser la situation et, obéissante mais lucide, la rejoint sur le lit cradingue. Toutes deux ont sans doute besoin d’un moment de tendresse et de réconfort « qui ne peut que m’être profitable ! », pense Charlotte en se livrant en croix aux caméras.
Olivia a déjà fermé les paupières et, allongée sur le dos, se met à ronfloter tout doucement, terrassée par son sort ou, plus prosaïquement, par le vin. Charlotte se dit que le moment est peut-être venu de s’en aller. Olivia hors course, il ne reste plus en piste que le molosse et, éventuellement, un maître ou une maîtresse du logis. Ce ne sont évidemment pas les moindres, mais ce n’est pas cela qui la ferait hésiter.
Olivia gémit dans son sommeil, tournant vers elle une mine éplorée qui lui inspire un incontrôlable sentiment de pitié. Les cauchemars, ça lui connaît ! Et, quand des larmes ont commencé à perler de ses yeux clos, Charlotte n’a pu se retenir de se rapprocher d’elle et de lui caresser doucement les épaules pour l’apaiser. « Calme, Olivia ! Calme ! », chuchote-t-elle tendrement. Sa peau est douce et élastique comme une peau de tambour, si chaude que Charlotte retire violemment les doigts comme si elle s’y était brûlée.
Elle est restée un long moment sur le dos, les yeux béants comme la porte du mur.  Bientôt, une étrange torpeur la gagne et ses pensées en pagaille l’entraînent insensiblement dans un flot de songes bourbeux et inavouables. On leur a encore fait le coup des somnifères.

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